Chronique – Été 2021

Dans le cadre de l’exposition temporaire Le futur dans le Passé du Musée des Mascarons , François Martin a eu la gentillesse de nous partager ses souvenirs liés au temps de la Société du Musée de Fleurier (1859-1969), prédécesseure du MRVT. Trois articles déclinés sous forme de chronique estivale. Bonne lecture !

Rat de bibliothèque

Je commençais le gymnase quand ma mère a été engagée à la Bibliothèque du Musée. Son travail : quatre heures de présence hebdomadaires, une le mardi, trois le samedi. Et je gagnais mon argent de poche en l’aidant le samedi après-midi à remettre des livres en prêt aux usagers abonnés. Je suis donc devenu « rat de bibliothèque ».

Il fallait aussi gérer les nouveaux livres, qui arrivaient munis d’une reliure simple, robuste et anonyme. Ecrire à la plume-réservoir le titre au dos du livre : une certaine dextérité à acquérir, pour un résultat pas toujours très esthétique…  Puis leur attribuer une cote indiquant le corps de bibliothèque (nous en étions à la lettre X), le rayonnage, la place du livre sur le rayon. Et les inscrire, à la main toujours, dans « le fichier ». Non, pas un fichier informatique – je n’ai découvert cette espèce que 10 ans plus tard – mais une armoire dont les tiroirs contenaient des « fiches » en carton.

Le salaire de la bibliothécaire : un appartement de fonction de 6 pièces, au sud, mais sans aucun confort. La bibliothèque était installée au nord, dans les anciennes salles d’apparat. Les étagères étaient vissées dans les magnifiques parquets des deux grands salons. Une troisième salle, plus petite, avait servi de salle de lecture, mais était désaffectée depuis longtemps. Comme elle était inutilisée, j’ai demandé qu’on y installe ma chambre.

Rat de bibliothèque !  Pas besoin, pour les leçons de littérature, d’acheter ces petits fascicules Larousse pour écolier. Je passais la porte, et j’avais des milliers de bouquins à ma disposition…  Molière ou Balzac, Hugo ou Lamartine, ou encore Ramuz : peu importait l’édition, le texte était le même.

Mais pour Aristophane…  Les grands classiques avaient été achetés par la Bibliothèque dans les années 1880 – une époque particulièrement prude. Il fallait alors ménager les chastes yeux des lecteurs. Les termes scabreux étaient « traduits » en français de manière édulcorée; la traduction exacte – en latin… – figurait dans une note en bas de page.
On lisait, par exemple : « Ah! ah!  J’en vois de drôles ! ».  Et en bas de page : « Masturbari ».

Quant aux lectures privées…  Alors que mes camarades se régalaient à la lecture des œuvres d’Henry Miller, je découvrais un écrivain de la génération précédente : Pierre Louÿs. Certes, « Aphrodite » et « Les aventures du roi Pausole » étaient d’un langage moins cru que les  « Tropiques » de Miller, mais suffisamment érotiques pour émoustiller un gymnasien !

François Martin

De la Bibliothèque du Musée à la Bibliothèque Communale de Fleurier

Les membres de la Commission de la Bibliothèque se réunissaient régulièrement pour décider de l’achat de nouveaux livres. Mais lorsqu’il s’était agi d’éliminer quelques trop vieux bouquins, ils n’avaient pas pu se mettre d’accord et avaient fait appel à un expert extérieur : un vieux bibliothécaire de la Béroche.

Lorsque nous sommes arrivés à la Bibliothèque – je dis « nous » car, si ma mère était la bibliothécaire en titre, je m’y suis suffisamment investi pour avoir l’impression que nous étions un tandem – cette « révision » était en cours. Trop tard pour nous y impliquer…

Tandis que M. Grelet faisait sa révision, nous apprenions, découvrions l’organisation de notre Bibliothèque. Le classement par étagère et par rayonnage, de « A.1 » à « X.5 » – mais pourquoi donc y avait-il un rayon « G.6a » ?  Les livres simplement classés par ordre d’entrée – mais pourquoi certains livres, achetés involontairement à double, étaient-ils classés à des endroits différents ?   Et le fameux exemple du « Voyage d’un faux derviche dans l’Asie centrale », d’Árminius Vámbéry, dont les trois exemplaires étaient classés une fois sous le nom d’auteur « Árminius », une fois sous « Vámbéry », une fois sans nom d’auteur, sous le titre « Árminius Vámbéry – Voyage d’un faux derviche … » !!!

La grande révision aurait dû être l’occasion de corriger ces anomalies. Mais le réviseur s’est borné à éliminer les volumes trop dépenaillés, et à les retirer du fichier – laissant des trous dans la numérotation…  Et, quelques mois après notre arrivée, est paru le nouveau catalogue imprimé pour les usagers, basé sur le fichier tel quel.

J’étais frustré. Ces bizarreries que M. Grelet n’avait pas voulu voir, j’aurais aimé m’y attaquer : motiver ma mère à tout réorganiser, regrouper ce qui allait ensemble, boucher les trous…  L’existence de ce catalogue tout neuf nous empêchait de modifier quoi que ce soit…

Et puis la « Bibliothèque du Musée » est devenue la « Bibliothèque Communale de Fleurier », mais rien n’a vraiment changé.
« Chouette, avait dit ma mère, me voici fonctionnaire communale, j’aurai une retraite ! ».
A quoi le Président de Commune avait répondu : « Oui, une retraite aux flambeaux ! ».
La propriétaire de l’immeuble avait demandé que la nouvelle bibliothécaire n’habite pas sur place; mais il n’y avait pas de nouvelle bibliothécaire, et nous – la famille – sommes restés dans le grand appartement…

Nous recevions toujours les nouveaux livres en retard, quand enfin le président de la Commission avait fini de les lire…  Et nous recevions aussi des livres plus anciens, que des usagers nous donnaient au lieu de les jeter. Quelques ouvrages intéressants que nous étions contents d’intégrer à nos rayonnages. Mais surtout des Bibles : quand les familles triaient les affaires du grand-père, elles n’osaient pas jeter la Bible et nous l’apportaient…

La Bibliothèque possédait quelques très belles Bibles anciennes.  Mais que faire de tous ces exemplaires plus ou moins semblables datant du tournant du siècle ?  On peut le dire maintenant – il y a prescription : ils fournissaient un excellent combustible pour le grand poêle en catelles de l’appartement.


François Martin

Fleurier – Ecole et mixité

A l’école primaire de Fleurier – collège de Longereuse en pierre jaune – la plupart des classes étaient mixtes. Mais garçons et filles s’y rendaient par des chemins séparés. La cour de récréation était divisée en deux. Au temps de nos parents, les filles disposaient de la moitié ouest, les garçons de la moitié est. Mais comme il n’y avait pas de séparation physique, les garçons avaient peu à peu agrandi leur territoire. A mon époque, nous occupions les deux tiers de la cour.

Les filles pénétraient dans le bâtiment par la grande porte et le corridor orné d’un bas-relief représentant le Pacte de 1291. Puis elles tournaient à gauche et empruntaient l’escalier ouest. Les garçons entraient par l’étroite porte de service et montaient l’escalier est. Mais – preuve que le bâtiment n’avait pas été conçu pour cette ségrégation – tous les WC étaient situés aux mi-étages de « l’escalier des garçons ». Quand nous croisions une fille, nous savions qu’elle allait aux toilettes…

Tout le contraire à l’école secondaire – au petit collège de la rue du Temple. Une seule entrée, un seul escalier. Mais les classes n’étaient mixtes que pour les branches à option – anglais ou italien par exemple. Ces cours étaient donc les seules occasions de rencontrer des filles – est-ce pour ça que j’ai moins bien appris l’anglais que l’allemand ?

Nous retrouvions la mixité au gymnase, où nous étions si peu nombreux que certains cours – français notamment – réunissaient garçons et filles, 1e et 2e année. Les leçons – allemand par exemple – où, seuls avec les filles de notre âge, nous n’étions qu’une dizaine, avaient lieu dans de petites salles du Bureau Communal. Un hiver où la commune tardait à chauffer le bâtiment, nous avons décidé de ressusciter une coutume des temps anciens : apporter chacun et chacune une bûche pour allumer le poêle…

Et l’anglais ?  Celles et ceux qui avaient choisi l’option « scientifique » n’y avaient plus droit : science + anglais auraient fait une heure hebdomadaire de trop…  Cette petite heure (en fait 45 minutes), nous l’aurions acceptée sans rechigner – mais c’était interdit !

François Martin